
L’histoire de l’Arménie est une succession de traumatismes : génocides, séismes, conflits politiques, diplomatiques et territoriaux. Mais l’Arménie est aujourd’hui une terre fertile et reconnue en matière d’éducation aux nouvelles technologies. Depuis une dizaine d’années, les jeunes de 10 à 18 ans sont formés gratuitement via des initiatives innovantes tels que le programme Armath et le centre Tumo. Parallèlement, au lycée international de Dilijan, quatre élèves ont créé un club de robotique dont l’objectif est de porter l’Arménie sur la scène mondiale de l’éducation scientifique. Reportage dans la Silicon Valley de demain.

Le poète Parouir Sévak écrivait « Nous sommes peu, mais on nous appelle Arméniens ». L’Arménie, c’est trois millions d’habitants, un alphabet unique, érigé en monument dans la province d’Aragatsotn, et une histoire millénaire. En investissant dans le secteur des nouvelles technologies, l’Arménie continue d’assumer sa différence au sein des pays du Caucase.

Le Mont Ararat, symbole carte postale de l’Arménie, appartient à la Turquie depuis 1921, date du traité de Moscou mettant fin à la conquête d’Ataturk en territoire soviétique. C’est depuis, que les frontières actuelles de la Turquie, de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ont été redéfinies, laissant des situations conflictuelles comme celle en territoire du Haut Karabagh. A 60 km à vol d’oiseau, dans la plaine, se trouve le village d’Agarak. 2 000 habitants y vivent, principalement d’agriculture, nuciculture et élevage. Le village est situé dans la province d’Aragatsotn, à une heure de route de la capitale Erevan.

En activité parascolaire, l’école d’Agarak possède un atelier Armath. Sous forme de labo/club installé dans les écoles publiques, ce programme éducatif a pour vocation de guider l’orientation professionnelle des enfants vers les nouvelles technologies. Le labo d’Agarak a été inauguré en 2018. Sargis Melkonyan en est le « coach ». La notion de professeur n’existe pas dans ce modèle pédagogique.

Les élèves apprennent à coder, à créer des applications, des sites internet, des mini jeux vidéo, ainsi qu’à construire des robots et à fabriquer des objets via des logiciels et des machines. Les enfants s’inscrivent au labo pour une durée de 3 mois renouvelable, sans engagement. Le labo d’Agarak compte en moyenne 40 inscrits, repartis sur cinq après-midi.

Mher a 10 ans. Il regarde en direct la fabrication d’un dessous de plat en bois, dont le motif a été programmé sur un logiciel. Les élèves disposent d’un kit robotique, d’une machine à découper au laser et d’une imprimante 3D. Pour Sargis Melkonyan, le coach, la pédagogie Armath s’appuie sur « le penser et le faire ».

Mais « la pédagogie libre, basée sur le désir de l’enfant, n’empêche pas les difficultés d’apprentissage : je dois faire face aux problèmes de concentration et de motivation, comme partout », confie le coach, en aparté de Mher dont l’esprit se distrait.

L’intérêt de l’Arménie pour les nouvelles technologies est une suite logique de son héritage. Ce pays était le centre scientifique de l’Union soviétique, fournissant près de la moitié des besoins technologiques de l’armée. En 2008, est née l’idée d’implanter des clubs de robotique dans les écoles publiques. Puis fort de ce succès, est créé en 2014 le label Armath qui a élargi le champ des technologies.

Le petit frère de Mary est trop jeune pour s’inscrire au programme. Il est gardé par sa grand-mère. A noter qu’il n’est pas rare en Arménie que les parents travaillent à l’étranger. C’est donc pour remédier à la fuite des cerveaux que ce pays, enclavé et géopolitiquement complexe, investit si fortement le marché des hautes technologies. Le succès est là : aujourd’hui, ce sont les entreprises étrangères qui viennent progressivement s’y installer, comme Microsoft ou Oracle.

Ce garçon du village n’est pas venu au club Armath. Sa grand-mère raconte qu’il est malade et préfère le garder auprès d’elle. L’un des défis majeurs du programme Armath est de sensibiliser en milieu rural.

Le village de Tatev, au Sud du pays, est l’un des plus isolés. Il est accessible soit par le plus long téléphérique monovoie du monde (5.7 km), soit par une route en épingle à cheveux à travers le canyon. Le téléphérique a été créé en 2010 pour développer le tourisme autour de son monastère, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Depuis 2019, le nouveau gouvernement (nommé suite à la révolution de velours de 2018) participe au financement des labo Armath, un geste clair sur les choix de développement économique du pays. D’ici 2020, 50% des écoles publiques seront équipées. Le modèle Armath s’exporte en Géorgie et devrait s’installer prochainement sur d’autres continents.

En face du quartier Kond, à 4 km en longeant la rivière Hrazdan, trône le Centre Tumo. Lancé en 2011 par Sam Simonian, un arménien-américain originaire du Liban, ce centre dédié à la création numérique est ouvert gratuitement aux jeunes de 12 à 18 ans. Il existe trois centres Tumo en Armenie, et un en territoire du Haut Karabagh. Celui de la capitale est le plus grand, au design futuriste. Il accueille 15 000 étudiants, sans aucun prérequis, issus de toutes les classes sociales.

Les étudiants découvrent dans un premier temps 14 disciplines en autoformation : vidéo, photographie, web développement, animation, robotique, nouveaux médias, écriture, musique, modélisation 3D, graphic design, dessin, jeu vidéo, programmation, motion graphic. Ils choisissent ensuite six de ces disciplines pour participer à des workshops spécialisés. A la fin du cursus, les étudiants doivent présenter un portfolio et un CV. La durée du parcours dépend de l’élève, de 1 à 3 ans.

Les élèves viennent au centre après l’école, deux fois par semaine maximum, pour une session de deux heures. Ils sont libres de travailler, discuter, flâner. Rien n’est imposé, sauf les jours de présence, les horaires et l’interdiction de surfer sur les réseaux sociaux. Comme toute pédagogie alternative, le centre Tumo s’appuie sur le désir et le rythme de l’élève.

A l’instar du programme Armath, des coaches, et non des professeurs, circulent dans l’espace d’autoformation. Ce sont souvent d’anciens étudiants, formés pendant deux mois à la pédagogie et l’accompagnement. Le centre d’Erevan devrait prochainement ouvrir le samedi et le dimanche pour permettre aux 5 000 jeunes arméniens sur liste d’attente d’y accéder.

Vahagn Bchtikian poursuit : « le centre Tumo permet aux jeunes d’entrevoir un avenir professionnel. Les étudiants sortent avec un niveau de classe préparatoire dans les disciplines choisies. Il y a autant de filles que de garçons ». Aujourd’hui, en Arménie, 30% des femmes travaillent dans le secteur des nouvelles technologies, c’est le double de la moyenne européenne.

Direction Nord de l’Arménie – Ce plateau à haute tension culmine à environ 1 800 mètres. Il permet d’alimenter les villes et villages de la région, y compris les plus reculés. Malgré les montagnes, le réseau est de très bonne qualité sur tout le territoire arménien, favorisant le déploiement des structures high tech.

Des ouvriers travaillent sur un nouveau chantier de construction de lignes à haute tension, près de la ville d’Alaverdi. Situé en altitude, ce site est accessible uniquement en 4×4, dans laquelle les ouvriers ont chargé générateur et autres matériels.

Dans la vallée de Dilijan, le 1er lycée-internat international sur sol arménien a vu le jour en 2014. Ce campus de 88 hectares, à la pointe de la technologie verte, fait partie du réseau UWC. Les élèves sont sélectionnés par un comité national présent dans chaque pays. 30% bénéficient de l’enseignement gratuit par système de bourse. C’est Ruben Vardanian, un homme d’affaires arménien exerçant en Russie, qui a permis la réalisation de ce projet, financé en grande partie par la diaspora. Il est aussi un des mécènes du téléphérique de Tatev.

Le lycée de Dilijan attire des étudiants de 80 pays en quête d’un bac international dont les cours sont tous en anglais. De gauche à droite : Ernest (Belgique), Djan (Turquie), Chadi (Maroc) et Hachim (Jordanie). Au profil scientifique, les quatre garçons ont créé un club de robotique pour participer au First Global Challenge, une compétition internationale de robotique pour 14-18 ans. Ils concourent sous la bannière de l’équipe nationale arménienne.

Ernest, jeune belge de 16 ans, a déjà eu une expérience à l’étranger, au Luxembourg, en intégrant une 1ère scientifique au bac européen. Sa première année ici est donc plutôt facile : « cela me permet de me consacrer aux programmes CAS (Créativité, Action, Service), obligatoires pour valider le bac international. « On doit présenter trois projets CAS. Le club robotique en est un. » Chaque projet doit être concret, avoir un but précis et des résultats significatifs.

« La robotique est avant tout de la créativité », explique Chadi, le jeune marocain. Mais « ce qui m’intéresse, c’est le challenge. Le CAS Robotique dont l’objectif est le First Global Challenge est une chance pour se dépasser : toutes les équipes reçoivent le même équipement, et on doit faire le meilleur robot avec ça ».

Chadi effectue sa dernière année à Dilijan. Ce qu’il aime ici, c’est la pédagogie, basée sur le choix de l’élève. « Dans une scolarité classique, on doit juste mémoriser. On ne peut pas appeler ça de l’apprentissage ! Ici, on choisit six matières et on travaille par passion. On n’est plus dans une logique « je dois apprendre », mais plutôt « je veux apprendre ». Chadi espère devenir ingénieur en biomécanique et travailler pour la recherche médicale.

Narek (à gauche), jeune arménien de 14 ans, vit au village de Dilijan. Il a rejoint l’équipe du lycée, et défendra le robot arménien à Dubai. A la question de sa présence dans ce club, Narek répond tout simplement : « je suis un bon candidat, j’aime les maths et la physique ». Il est inscrit également au centre Tumo de Dilijan. Il rêve de devenir pilote de ligne.

L’Arménie se rêve en Silicon Valley de demain. Elle s’est dotée d’un ministère de l’industrie des hautes technologies, a accueilli pour la 1ère fois le congrès WCIT, et, espère, grâce à une jeunesse éduquée, conquérir le secteur. En ouverture du congrès, le Premier ministre, Nikol Pashinian, déclare : « après la révolution politique, nous sommes maintenant dans la phase de révolution économique (…). La révolution économique mènera à son tour à une révolution technologique, et nous pourrons faire de l’Arménie (…) un paradis pour les personnes talentueuses ». L’histoire ne fait que commencer.
Arménie, octobre 2019.